C’est une affaire ancienne qui est revenue sur le devant de la scène il y a quelques jours. En effet, par une décision du 19 mai 2022 la Cour européenne des droits de l’homme vient clôturer le chapitre judiciaire de l’affaire Hocine Bouras, un détenu qui était décédé en 2014 lors d’une mission de transfèrement alors qu’un gendarme avait été contraint de faire usage de la force et dont la famille contestait le bénéfice de la légitime défense.
Nous l’avions abordé il y a peu sur notre blog, l’emploi de la force par les forces de l’ordre répond à un cadre juridique strict défini par le code pénal et le code de sécurité intérieure.
Pour rappel, l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure (crée par la loi 2017-258 du 28 février 2017) prévoit expressément :
« Dans l'exercice de leurs fonctions et revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité, les agents de la police nationale et les militaires de la gendarmerie nationale peuvent, outre les cas mentionnés à l'article L. 211-9, faire usage de leurs armes en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée :
1° Lorsque des atteintes à la vie ou à l'intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d'autrui ;
2° Lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu'ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées ;
3° Lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s'arrêter, autrement que par l'usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d'autrui ;
4° Lorsqu'ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l'usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n'obtempèrent pas à l'ordre d'arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d'autrui ;
5° Dans le but exclusif d'empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d'un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d'être commis, lorsqu'ils ont des raisons réelles et objectives d'estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont ils disposent au moment où ils font usage de leurs armes. »
De son côté, l’article 122-4 du code pénal énonce :
"N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires.
N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal."
Il est bon que le gendarme et le policier puissent être pleinement informés en avance de phase du cadre légal de leur pratique professionnelle, de leurs devoirs et de leurs droits.
En ce sens nous mettions en lumière l’article publié par notre confrère et collaborateur Me Maxime THIEBAUT consacré à «L’emploi de la force par les forces de l’ordre» sur le site ACTU17.
Aujourd'hui, la décision rendue par la CEDH permet également de bien appréhender ces problèmes et est riche d’enseignement.
En premier lieu, la CEDH rappelle dans cette décision le mécanisme de subsidiarité qui régit le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention.
En substance elle rappelle §43 que : « Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller [en premier lieu] à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne »
Ainsi, elle rappelle qu’elle doit s’assurer de l’épuisement des voies de recours interne et donc que les violations évoquées de la Convention l’ont bien été devant le juge français et ce jusqu’à la Cour de cassation.
Dans sa décision du 19 mai, elle relèvera que la requête de la mère était irrecevable pour non épuisement des voies de recours internes
La Cour rappelle ainsi que :
"54. En principe, quand des procédures internes ont été menées, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes qui doivent établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Chebab, précité, § 73).
55. De plus, la Cour rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de l’État au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle-ci, qui doivent être interprétées à la lumière de l’objet et du but de la Convention et eu égard à toute règle ou tout principe de droit international pertinents. Il ne faut pas confondre responsabilité d’un État à raison des actes de ses organes, agents ou employés, et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Giuliani et Gaggio, précité, § 182, Toubache c. France, no 119510/15, § 39, 7 juin 2018, et Chebab, précité, § 74).
56. Enfin, sous le volet matériel de l’article 2 de la Convention, la Cour doit examiner la question de savoir si la force utilisée pour atteindre l’objectif susmentionné était « absolument nécessaire » et, en particulier, si elle avait un caractère strictement proportionné, compte tenu de la situation à laquelle était confronté l’agent des forces de l’ordre. À cet égard, pour déterminer si l’emploi de la force potentiellement meurtrière était justifié, la Cour examine si l’agent de l’État croyait honnêtement et sincèrement qu’il était nécessaire d’y recourir. À cette fin, la Cour doit vérifier le caractère subjectivement raisonnable de la conviction en tenant pleinement compte des circonstances dans lesquelles les faits se sont déroulés (Armani Da Silva, précité, §§ 244- 248, et Chebab, précité, § 76).
Ce faisant, la Cour européenne des droits de l'homme pose ainsi les principes de son contrôle.
Application des principes aux faits de la cause
Par une motivation particulièrement claire (§57 à 67 ), la Cour rappelle ainsi :
° les faits tels qu’exposés par les éléments de l’enquête à savoir : « qu’au cours de son transfèrement de la maison d’arrêt de Strasbourg-Elsau au tribunal de grande instance de Colmar pour y être interrogé par un juge d’instruction, H.B. a agressé le membre de l’escorte de la gendarmerie, M.R., qui se tenait à ses côtés à l’arrière du véhicule, essayant à plusieurs reprises de saisir son arme de service qui était approvisionnée en munitions et chargée »
° que es déclarations des gendarmes corroborées par des examens techniques en matière balistique, génétique et médico-légale,
° la réalité de l’agression,
° les tentatives réitérées pour mettre fin à l’agression avant d’effectuer le tir qui s’est avéré mortel par des moyens non létaux qu’il s’agisse des sommations, recours à la force physique ou usage d’un bâton de défense,
° l’appréciation de la menace et de l’attaque subie,
° le risque d’évasion,
° la préparation et le contrôle du transfèrement.
S’agissant des moyens non létaux qui n’auraient pas été utilisés, la Cour balaie l’argumentation du requérant en relevant : "la Cour ne saurait spéculer dans l’abstrait sur l’opportunité d’employer d’autres moyens, sa tâche ne consistant pas à substituer sa propre appréciation de la situation à celle d’un agent ayant dû réagir dans le feu de l’action, et à imposer ainsi que l’on use de moyens neutralisants avant de se servir d’armes à feu (...)"
La Cour ajoute : "Bien qu’il soit souhaitable que de tels moyens soient répandus si l’on veut limiter progressivement le recours aux méthodes susceptibles d’entraîner la mort, établir une telle obligation de principe sans tenir compte des circonstances d’une affaire donnée imposerait à l’État et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui, eu égard notamment au caractère imprévisible de la nature humaine (ibidem)."
La cour ajoute également par une motivation particulièrement éclairante :
"63. Ainsi, et eu égard à la difficulté de la mission des forces de l’ordre dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et à l’inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources, il y a lieu d’interpréter l’étendue de l’obligation positive pesant sur les autorités internes de manière à ne pas imposer à celles-ci un fardeau insupportable (Makaratzis, précité, § 69, et Chebab, précité, § 82)."
En conclusion la cour considère qu’il n’y a pas eu de violation de l'article 2 de la convention relatif au droit à la vie.
Ce faisant, force est de constater que la décision de la Cour européenne des droits de l'homme traduit un réel pragmatisme, rapprochant la théorie juridique des faits et situations réellement vécus et subis par ceux qui s'engagent parfois au prix de leur vie.
Pour lire ou relire notre article :
° Gendarmes et policiers : l'emploi de la force : cliquer ici
Pour lire la décision de la Cour européenne du 19 mai 2022 en son entier : cliquer ici
© MDMH – Publié le 27/05/2022