Ainsi que nous avons eu l'occasion de l'évoquer lors de divers articles publiés sur notre blog, les infractions commises par les militaires dans l’exercice du service et en temps de paix font l’objet de quelques dispositions spéciales de procédure visées aux articles 698 et suivants du code procédure pénale.
En particulier et en application de l'article 698-1 du code de procédure pénale, le Procureur de la République doit, avant tout acte de poursuite et sauf infraction flagrante, demander l’avis du ministre de la défense ou de l’autorité militaire. Sinon, la procédure est nulle.
Et précisément, ce sont les conséquences de cette nullité au regard des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qui viennent de nouveau d'être soumises à la Cour de cassation, laquelle a considéré dans un arrêt du 21 novembre 2023 et une affaire défendue par MDMH AVOCATS que les restrictions opérées étaient disproportionnées.
Rappelant d'abord le sens et la portée de l'article 6 § 1 de la CEDH, la chambre criminelle de la Cour de cassation rappelle dans la motivation de sa décision précitée :
"15. Il résulte de ce texte que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial qui décidera, notamment, des contestations sur ses droits en matière civile, ce qui inclut le droit de saisir un tribunal en cette matière.
16. La Cour européenne des droits de l'homme juge que ce droit n'est pas absolu et se prête à des limitations ; que, néanmoins, les limitations ne doivent pas restreindre l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tel que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, de telles limitations ne se concilient avec l'article précité que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
17. Elle juge également que, lorsque l'ordre juridique interne offre un recours au justiciable visant la protection d'un droit de caractère civil, comme la possibilité de se constituer partie civile dans le cadre d'une procédure pénale, ainsi que le permet l'article 698-2 du code de procédure pénale, l'État a l'obligation de veiller à ce que celui-ci jouisse des garanties fondamentales de l'article 6 précité, et ce, même lorsqu'il serait ou aurait été loisible à celui-ci, à la lumière des règles internes, d'introduire une action différente (CEDH, arrêt du 1er mars 2011, Lacerda Gouveia et autres c. Portugal, n° 11868/07, § 73)."
Puis, par une motivation particulièrement claire, la Chambre criminelle de la Cour de cassation relève :
"26. L'article 698-1 du code de procédure pénale, en ce qu'il subordonne, à peine de nullité, et hors les exceptions qu'il énumère, la mise en mouvement de l'action publique à la saisine préalable pour avis par le procureur de la République du ministre de la défense, constitue pour la partie civile une restriction de son droit à l'accès au juge garanti par l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme.
Poursuivant son analyse, la Chambre criminelle précise :
"27. La demande d'avis préalable à toute poursuite poursuit le but légitime de bonne administration de la justice en ce qu'elle vise à garantir que puissent, le cas échéant, être portées à la connaissance de l'institution judiciaire les spécificités du contexte militaire des faits à l'origine de la poursuite ou des informations particulières relatives à l'auteur présumé eu égard à son état militaire. La sanction de la nullité, destinée à assurer l'effectivité de cette obligation, est elle-même conforme au but légitime de la prééminence du droit, les poursuites pouvant être reprises, en cas d'annulation de la procédure, après régularisation, par le ministère public, de la demande d'avis initialement omise."
La Chambre criminelle précise ensuite :
"28. Il appartient dès lors à la Cour de cassation de vérifier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, la restriction critiquée est proportionnée au but légitime poursuivi."
et se penchant sur les faits de l'espèce analyse :
"29. Dans le cas d'espèce, et ainsi que le soutenait la demanderesse dans son mémoire devant la chambre de l'instruction, l'absence de tout acte d'information valable, pendant plus de trois ans, faute de demande d'avis au ministre de la défense, a conduit à la prescription de l'action publique, de sorte que son droit d'accès à un tribunal est atteint dans sa substance même.
30. Cette atteinte est imputable à la carence des autorités de poursuite qui ont omis de saisir le ministre de la défense dès le stade du réquisitoire introductif, alors qu'il résultait clairement de la plainte qu'étaient dénoncés des faits de harcèlement moral et mise en danger d'autrui dans le cadre du commandement d'une brigade de gendarmerie, et qui ont laissé se poursuivre cette information judiciaire, durant plus de trois ans, sans régularisation de la demande d'avis initialement omise, ni la partie civile ni même le juge d'instruction ne pouvant pallier cette carence.
31. Enfin, l'action dont serait titulaire la demanderesse devant la juridiction compétente pour connaître de la réparation de son préjudice ne saurait être regardée comme de nature à ouvrir un droit concret et effectif d'accès au juge, dès lors que l'engagement d'une telle procédure impliquerait la nécessité de rassembler à nouveau des éléments de preuve, démarche dont la demanderesse aurait la charge et qui pourrait être compromise du fait de l'écoulement du temps.
32. Il s'ensuit que, dans les circonstances de l'espèce, le prononcé de la nullité, en raison même de sa tardiveté, à une date à laquelle l'action publique était déjà prescrite, apparaît disproportionné au but légitime poursuivi par l'article 698-1 du code de procédure pénale.
33. La cassation est dès lors encourue de ce chef, sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres griefs proportionnée au but légitime poursuivi."
Commentant sa décision dans sa lettre de décembre 2023 (Infractions militaires | Cour de cassation) elle indique en quelques lignes :
"A la suite d’une plainte portant sur des faits de 2013, cette formalité a été omise, ce qui a entraîné l’annulation de la procédure et, par conséquent, la prescription des faits, obstacle à toute nouvelle poursuite. Si la formalité en cause a pour objet une bonne administration de la justice, ce qui permet une restriction du droit à l’accès au juge garanti par la Convention européenne des droits de l’homme, les conséquences pour la personne qui a porté plainte sont cependant, dans cette affaire, disproportionnées : le droit d’accès au juge a été atteint dans sa substance même. L’annulation ne saurait donc être encourue et le juge d’instruction peut poursuivre son information. À rapprocher du commentaire : « Poursuite des infractions commises par des militaires : avis obligatoire du ministre de la défense » (la Lettre n° 26, p.6).
MDMH AVOCATS se satisfait et félicite de cette issue favorable et de la solution enfin retenue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui traduit une évolution favorable aux victimes.
Pour aller plus loin sur le sujet :
Juridiction pénale de droit commun, gendarmes et police judiciaire (mdmh-avocats.fr)
© MDMH – Publié le 21 janvier 2024